Animatrice de l’Axe 1 : Territoires plurilingues

Coline Ruiz-Darasse est chargée de recherche au CNRS à l’Institut Ausonius (UMR 5607, université Bordeaux Montaigne). Elle est spécialiste des langues d’attestation fragmentaire et d’épigraphie préromaine, notamment du domaine ibérique (paléohispanique) et celtique (gaulois). Ancienne membre de la Casa de Velázquez et agrégée de Lettres Classiques, elle a participé à plusieurs chantiers de fouilles et travaille actuellement sur les échanges graphiques et linguistiques dans l’Occident préromain. Depuis 2020, elle dirige le projet ANR RIIG (ANR 19-CE27-0003).

Elle est aussi directrice de la collection « Diglossi@ » (Un@, Presses universitaires de Bordeaux – MSH Bordeaux)


Portrait de Coline Ruiz-Darasse en vidéo, durée: 04:06

Chapitres:

  • Quel est votre parcours? : 0:12
  • Quel est l’objet de votre recherche? : 1:03
  • Focus sur le projet ANR RIIG – Recueil informatisé des inscriptions gauloises : 1:55

[Portrait]

Parlez-nous de votre parcours

J’ai une formation initiale en lettres classiques et en philologie. Je suis passée par des études en classe prépa puis j’ai fait une double licence en lettres classiques et archéologie à l’Université de Toulouse-Le Mirail (l’ancien nom de Toulouse Jean-Jaurès). J’ai une maîtrise en philologie sur le linéaire B et un DEA en Sciences de l’Antiquité sur les inscriptions paléohispaniques du Pays Valencien en Espagne. Ces deux travaux universitaires s’attachaient déjà à ce qui a structuré mon travail de doctorat : le lien indissociable entre contexte matériel, contexte graphique et contexte littéraire ou social.
Après avoir obtenu une agrégation de Lettres classiques, j’ai préparé ma thèse de doctorat à la IVe section de l’École pratique des Hautes Études à Paris, sous la direction de Pierre-Yves Lambert ainsi qu’à la Casa de Velázquez à Madrid où j’ai été membre scientifique pendant deux années.
Ma thèse traitait des contacts et des échanges entre les populations celtiques et ibériques du nord-est de la péninsule Ibérique et le sud de la Gaule, entre Ve et Ier s. a.C. Ce travail avait pour objectif de mieux comprendre la phonétique de la langue ibérique par les adaptations de noms étrangers à cette écriture et d’étudier les réseaux d’échanges de part et d’autre des Pyrénées. Pendant 5 ans, j’ai été chargée de publication à l’Académie des inscriptions et Belles-Lettres à Paris avant d’être recrutée au CNRS en 2014.

Quelles sont les thématiques de recherche sur lesquelles vous travaillez ?

Je travaille sur les contacts linguistiques et graphiques et sur les échanges culturels de l’Europe occidentale au cours de la Protohistoire récente. Concrètement il s’agit de comprendre les conditions d’apparition de l’écriture, ses domaines d’usage et sa diffusion dans le cadre de corpus documentaires attestés de manière fragmentaire.
Je m’attache en priorité aux dossiers paléohispaniques c’est-à-dire les langues et les écritures présentes dans la péninsule Ibérique avant la conquête romaine et jusqu’au tournant de l’ère, et depuis quelques années également au corpus du celtique continental avec un projet d’informatisation des inscriptions en langue gauloise. Mon travail s’est ainsi enrichi de compétences en humanités numériques, qui renouvelle en partie les méthodes de travail et de traitement des données.
Je m’intéresse notamment aux questions relatives à la diffusion du savoir-faire graphique, à la logique de l’écriture auprès de populations dont les structures ne sont pas nécessairement celles du monde gréco-latin. Le travail sur les corpus épigraphiques d’attestation fragmentaire implique un doute permanent et une souplesse d’esprit afin d’en réinterroger régulièrement les éléments afin qu’ils puissent dessiner à terme un système cohérent et pertinent, sans jamais forcer la documentation dont on dispose.

Quelles sont les grandes questions qui animent les chercheurs sur votre thématique de recherche ?

Alors que la référence à « nos ancêtres les Gaulois » est quasi quotidienne en France, l’intérêt pour la langue gauloise telle qu’elle est réellement attestée est très limité. Le public ignore le plus souvent que les Gaulois écrivaient (en réalité ils ont utilisé plusieurs systèmes graphiques différents) mais il est toujours très sensible à tout sujet qui s’y rapporte. Que ce soit à cause d’Astérix ou de cette identification abusive et simpliste du Français au Gaulois (qui est en réalité un vestige d’un moment de propagande de la fin du XIXe siècle au moment de la guerre entre la France et la Prusse), il y a une dimension presque affective de l’auditoire lorsqu’on parle de la langue gauloise en France.
C’est pourtant méconnaître l’histoire de la langue française qui est largement plus liée au latin qu’au gaulois (dont à peine plus d’une centaine de termes pourrait nous être parvenu) et la multitude des influences et des contacts (romans, germaniques ou même arabes) au cours de l’évolution de la langue et de la culture françaises. Revenir aux textes, revenir à la donnée telle qu’elle nous a été transmise en l’analysant de la manière la plus complète possible est un moyen d’éviter les amalgames et les biais idéologiques qui ont pu marquer l’image du gaulois.

Est-ce qu’il y a des questions ou des travaux que vous souhaiteriez nous présenter ?

J’ai travaillé pendant 15 années sur l’épigraphie d’un site exceptionnel. Il s’agit du site d’Ensérune dans l’Hérault. C’est un site très connu des Protohistoriens car il est un « carrefour des civilisations » pour reprendre le sous-titre de la monographie de référence du site, publiée en 1955. En plus du fait qu’il s’agit d’un oppidum idéalement placé, le presque centenaire de fouilles qui s’y sont déroulées a accompagné une véritable révolution dans la manière de percevoir le monde protohistorique méridional.
À une culture laténienne et un ensemble celtique bien identifié, on voit se mêler de très nettes influences ibériques, notamment avec une présence ibérique très importante dans l’épigraphie. Ce site présente des centaines d’inscriptions dessinant un paysage linguistique complexe avec des échanges tous azimuts (grecs, latins, étrusques, celtes, ibères) mais surtout avec le nord de l’Espagne actuelle.
Mon intérêt et mon émerveillement est de pouvoir reconstituer, à partir de menus fragments (quelques noms, quelques textes qui ne sont presque pas compris ni déchiffrés), un tableau complet de la structure sociale qui a laissé ces traces écrites. C’est la même chose qui se produit pour le domaine gaulois, avec la possibilité d’avoir des points de comparaison avec d’autres langues voisines ou apparentées.

Est-ce qu’il y a des questions qui restent pour vous des énigmes en ou que vous souhaiteriez approfondir ?

Il y a tellement de questions qui restent des énigmes pour moi ! Qu’est-ce qui a décidé certaines populations à utiliser l’écriture et d’autres non ? Pourquoi les Gaulois, alors qu’ils étaient en contact avec le monde grec depuis la fondation de Marseille en 600 a.C. ont attendu plus de trois siècles pour s’emparer de l’écriture ? Comment pouvait bien se parler des individus sur les rivages de la Méditerranée occidentale par exemple au IIIe s. a.C. ? Comment fonctionne la langue ibérique et qu’est-ce qu’il y a marqué sur le plomb d’Ensérune ? Et surtout comment se prononçaient véritablement ces noms dont on conserve la trace fugace ?
En réalité, le domaine de l’épigraphie des langues fragmentaires est un vaste réseau de questions souvent insolubles et qu’il faut accepter de garder en tête jusqu’à ce qu’un nouvel élément ou une nouvelle combinaison d’hypothèses surgisse.
Un autre dossier que je souhaiterais approfondir dans les années qui viennent touche à la graphie même et au geste graphique. Comment on écrit, comment on apprend à écrire, qu’est-ce qui fait qu’une inscription est un texte et non pas un simple griffonnement ? Qu’est-ce qui se passe quand on veut écrire et comment fait-on passer son message à l’écrit ?

Quelles sont vos activités en tant que chercheur en épigraphies préromaines ?

Mon quotidien est parfaitement banal : j’essaie de comprendre des choses en lisant des articles, en en écrivant d’autres et en échangeant des hypothèses de travail avec des collègues. Je privilégie le retour à la matérialité des textes donc je m’applique à voir les objets inscrits, à les décrire, à en décrire le contexte d’usage et de découverte. Cela implique de dialoguer au maximum avec de très nombreux collègues, aussi bien des archéologues, des linguistes, des sociolinguistes, des épigraphistes, des littéraires etc. Le travail d’étude et d’édition des inscriptions se fait soit sous une forme traditionnelle écrite soit, comme dans le cadre du projet ANR que je dirige, en traitant aussi les données de manière informatisée. Il s’agit alors de préparer des documents en suivant une nouvelle langue, le schéma EpiDoc, avec une attention particulière aux principes de la science ouverte et de l’interopérabilité des données.
Je passe malgré tout beaucoup de temps à chercher des financements pour prolonger ces recherches et pour permettre à des collègues de se former afin de pouvoir composer avec les compétences renouvelées de chacun.